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La ville de Port-au-Prince privée de son carnaval

Le carnaval haïtien, véritable pilier de l’identité nationale, était jadis une célébration où les rues de Port-au-Prince s’animaient de couleurs vives, de musiques entraînantes et de danses endiablées. Les bandes à pied parcouraient la ville, suivies par des foules en liesse. Les DJs, les groupes à tendance racine, rap, compas et orchestres diffusaient des rythmes envoûtants. Les chars allégoriques, ornés de décors somptueux, défilaient majestueusement, témoignant de la richesse culturelle et de la créativité de tout un peuple.

Cette période festive favorisait également l’essor de l’industrie touristique et de l’artisanat local, rappelant l’âge d’or du pays sous la présidence de Léon Dumarsais Estimé. Cependant, depuis plusieurs années, la ville de Port-au-Prince est privée de son carnaval, non par choix, mais en raison d’une insécurité galopante qui paralyse la capitale. Les terroristes contrôlent désormais plus de 80 % de la capitale, imposant leur loi et semant la terreur parmi les habitants.

Par conséquent, l’inaction et l’incompétence des dirigeants haïtiens face à cette crise sécuritaire sont flagrantes. Hannah Arendt disait : «Le mal ne vient pas de l’absence de raison, mais d’une défaillance de la pensée». Cette citation illustre parfaitement la situation actuelle : loin d’être simplement dépassé, le pouvoir politique haïtien semble incapable de concevoir une réponse efficace face à l’expansion des gangs. Une femme âgée l’avait également souligné lors d’un micro trottoir :«Diriger c’est prévenir».

Le limogeage du directeur de la Police nationale d’Haïti, Frantz Elbé, témoigne de cette impuissance. Son remplacement par Rameau Normil est perçu par plus d’un comme une tentative désespérée de reprendre le contrôle, sans pour autant offrir de garanties quant à une amélioration réelle de la sécurité.

La population, quant à elle, paye le prix fort de cette défaillance étatique. Près d’un million de personnes sont déplacées à l’intérieur du pays, fuyant les violences des gangs. Ces déplacés vivent dans des conditions précaires, manquant d’accès aux services de base, tandis que l’insécurité alimentaire atteint des niveaux alarmants, avec près de la moitié de la population en situation d’insécurité alimentaire aiguë.

Les conditions de vie dans les zones contrôlées par les gangs sont déplorables. L’insalubrité y règne, favorisant la propagation de maladies, et les infrastructures sanitaires sont inexistantes ou délabrées. Les habitants, pris en otage par des criminels, vivent dans la peur constante, sans espoir d’une intervention salvatrice de l’État.

Les violences sexuelles se multiplient également, touchant particulièrement les femmes et les enfants, plus de 4000 cas en 2024. Les victimes, souvent sans protection ni recours, subissent des traumatismes profonds, tandis que les services d’aide sont insuffisants pour répondre à l’ampleur du problème. Cette réalité sombre contraste tragiquement avec l’esprit festif et unificateur du carnaval d’antan. Or, comme l’a dit Friedrich Nietzsche :«L’homme a besoin de fêtes pour devenir et être ce qu’il est». Cette phrase souligne à quel point la suppression du carnaval dépasse la simple question de la sécurité : c’est une perte identitaire qui prive la population d’un espace d’expression collective et de cohésion sociale. Nostalgie…

Face à cette dégradation, la communauté internationale prétend apporter son soutien. L’arrivée des policiers kényans dans le cadre de la Mission multinationale en soutien à la sécurité (MMSS) avait suscité un mince espoir de reprise en main du territoire national. Toutefois, cette initiative, qui souligne également l’échec de l’État haïtien à assurer la sécurité de ses citoyens par ses propres moyens, peine à montrer son efficacité sur le terrain. D’ailleurs, jusqu’à la rédaction de cet article, le centre-ville reste sous l’emprise des criminels de la coalition «Viv ansanm».

En somme, Port-au-Prince est privée de son carnaval non pas pour des raisons de déconcentration culturelle, mais en raison de l’influence grandissante des gangs et du silence complice des dirigeants, manifesté par leur inaction. Cette privation symbolise la perte d’un patrimoine culturel inestimable et reflète l’urgence d’une prise de conscience collective pour restaurer la paix et la dignité en Haïti.

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